AT/MP : une meilleure indemnisation des victimes en cas de faute inexcusable de l’employeur

Publié le 15/02/2023

Le 20 janvier dernier, la Cour de cassation a opéré un revirement de jurisprudence : les victimes d’accident du travail ou de maladie professionnelle (AT/MP) pourront obtenir en justice une indemnisation de leurs souffrances physiques et morales une fois leur état de santé consolidé. Le cheminement aboutissant à cette solution a conduit la Cour de cassation à redéfinir la nature de la rente versée en cas de séquelles consécutifs à un AT/MP.

Dorénavant, la rente n’indemnise plus le déficit fonctionnel permanent ouvrant ainsi la voie à une meilleure indemnisation « des troubles de l’existence ». Cass.plen. 20.01.23, n°21-23947 et 20-23673. 

La Cour de cassation avait entretenu un certain suspense et fait preuve de pédagogie avant de rendre cette décision très attendue [1]. Inutile de rappeler que l’indemnisation des victimes ou des ayants droits est un sujet sensible et complexe, qui plus est lorsque c’est le résultat d’une faute de l’employeur.

Nous tenterons ici de résumer les grandes lignes de ce revirement, au risque de faire quelques raccourcis...

Une analyse plus détaillée sera publiée dans les colonnes d’Action juridique.

 

L’AT/MP : un régime spécifique de responsabilité

Un régime spécifique de responsabilité a été institué pour les victimes d’accidents du travail par un compromis social datant de 1898, étendu à partir de 1919 aux maladies professionnelles.

-D’un côté, à l’avantage du salarié, la réparation est facilitée, puisque aucune faute de l’employeur n’est exigée et qu’une présomption dite d’origine ou d’imputabilité évite au salarié d’avoir à apporter la preuve du lien entre l’accident ou la maladie et son activité professionnelle.

-De l’autre, à l’avantage de l’employeur, le salarié ne bénéficie que d’une réparation forfaitaire de son dommage [2].

Toutefois, lorsque l’accident ou la maladie est le résultat d’une faute inexcusable de l’employeur, la victime bénéfice d’un complément d’indemnisation.  

La faute inexcusable se définit depuis 2020 de la manière suivante : « Le manquement à l’obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l’employeur est tenu envers le travailleur a le caractère d’une faute inexcusable lorsque l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu’il n’a pas pris les mesures nécessaires pour l’en préserver [3]. »

Si l’on s’en tient au Code de la sécurité sociale, ce complément peut se traduire par [4] :

  • une majoration de l’indemnité en capital [5] ou de la rente[6] ;
  • la réparation de quatre préjudices distincts :  
    • les souffrances physiques et morales endurées[7],
    • le préjudice esthétique,
    • le préjudice d’agrément [8],
    • le préjudice résultant de la perte ou de la diminution des possibilités de promotion professionnelle.  

Mais cette énumération limitative des préjudices a été remise en cause par le Conseil constitutionnel. Dès 2010, il avait ouvert la voie à la réparation de l’ensemble des dommages à la seule condition qu’ils ne soient pas déjà couverts par le livre IV du Code de la sécurité sociale9.  Depuis cette date, une des questions est donc de savoir ce qu'indemnise la rente prévue justement au livre IV de ce Code.

La Cour de cassation a ainsi admis la réparation de préjudices supplémentaires, notamment le préjudice sexuel, le préjudice résultant du refus d’assurance pour un prêt immobilier, ou encore le déficit fonctionnel temporaire [9]. En revanche, jusqu’aux décisions du 20 janvier dernier, le déficit fonctionnel permanent [10] ne pouvait faire l’objet d’une réparation distincte, la Cour de cassation considérant depuis 2009 que la rente versée à la victime d'un accident du travail ou d’une maladie professionnelle « indemnise, d'une part, les pertes de gains professionnels et l'incidence professionnelle de l'incapacité, d'autre part, le déficit fonctionnel permanent [11] ».

C’est donc sur ce dernier point que porte le revirement de jurisprudence.    

Faute inexcusable : la rente ne répare plus le déficit fonctionnel permanent !

L’inclusion de l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent (DFP) dans la rente faisait jusque-là obstacle, dans la grande majorité des cas, à la possibilité, pour le salarié, d’obtenir une indemnisation de ses souffrances physiques et morales, une fois son état de santé consolidé. En effet, même si la Cour de cassation avait ensuite admis cette possibilité, elle supposait pour le salarié-justiciable de démontrer que ses souffrances physiques et morales n’avaient pas déjà été indemnisées par le DFP, lui-même inclus dans la rente…[12]

A l’occasion des deux litiges portant sur la possibilité d’une indemnisation distincte des souffrances physiques et morales après consolidation, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation a mis fin à ce château de carte en deux temps :

1- La rente n’indemnise plus le DFP

2- Le salarié peut donc au moins obtenir une indemnisation pour ses souffrances physiques et morales.

Dit autrement, n’étant plus compris dans la rente, le DFP - notion complexe ouvrant des perspectives de réparation plus larges que les souffrances physiques et morales - ne relève plus du livre IV du Code de la sécurité sociale. Il doit donc être réparé intégralement, en application de la décision précitée du Conseil constitutionnel, par ailleurs grande absente du raisonnement de la Cour de cassation [13]...

La Cour de cassation prend soin d’expliquer ce revirement avec trois arguments.

-D’abord l’influence de la doctrine, qui n’a cessé de rappeler le caractère forfaitaire de la rente. Même majorée en cas de faute inexcusable, la rente reste liée au salaire antérieur dans son mécanisme de calcul et revient donc à indemniser différemment des souffrances physiques et morales identiques selon le niveau de richesse…

-Ensuite, la Cour de cassation prend en compte de manière très pragmatique les difficultés, pour les victimes, de prouver devant la justice que la rente n’indemnise pas déjà les souffrances physiques et morales au titre du DFP.

-Enfin, elle prend appui sur la jurisprudence du Conseil d’Etat, pour qui, de manière constante, la rente ne répare que les préjudices subis dans la vie professionnelle.

Il faudra maintenant attendre les prochaines décision des juges du fond pour mesurer la portée exacte de ce revirement de jurisprudence...

Dans l’un des dossiers soumis à la Cour de cassation, les ayants droits de la victime ont obtenu un complément d’indemnisation de 70 000 € au titre des souffrances physiques et morales. Si la Cour de cassation n’est pas allée jusqu’à poser le principe de la réparation intégrale, qu’elle appelle de ses vœux dans son rapport annuel depuis 2010, elle vient certainement de poser le principe de la réparation intégrale des préjudices extra-patrimoniaux comme l’a souligné le professeur M. Keim Bagot [14].

 

 

[1] En publiant sur son site internet avant le délibéré un résumé des problématiques juridiques qui lui étaient posés :  https://www.courdecassation.fr/toutes-les-actualites/2022/12/05/audience-venir-indemnisation-des-salaries-victimes-de-maladies

[2] Réparation limitée à la prise en charge des soins, au versement d’indemnités journalières en cas d’incapacité temporaire de travail, et au versement d’une rente ou d’une indemnité en capital lorsque l’incapacité de travail, totale ou le plus souvent partielle, est permanente.

[3] Cass.civ2.8.10.20 n° 18-26677. 

[4] Art. L.452-2 et L.452-3 CSS.

[5] sans pouvoir être supérieure au double de l’indemnité initiale.

[6] sans pouvoir excéder le montant du salaire antérieur en cas d’incapacité totale.  

[7] Entendu comme avant consolidation de l’état de santé.

[8] Càd l’incapacité à poursuivre une activité spécifique sportive ou de loisir.

[9] Il concerne pour la période antérieure à la date de consolidation, l’incapacité fonctionnelle totale ou partielle, ainsi que le temps d’hospitalisation et les pertes de qualité de vie et des joies usuelles de la vie courante.

[10] Celui-ci correspond dans la nomenclature Dintilhac à l’atteinte « aux fonctions physiologiques de la victime, mais aussi la douleur permanente qu’elle ressent, la perte de la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence qu’elle rencontre au quotidien après sa consolidation »

[11] Cass.crim. 19.05.09 n° 08-86.050.

[12] Cass.civ2. 28.02.13 n° 11-21.015.

[13] Voir sur ce point notamment la vidéo youtube de la chaîne « un deux droit » intitulée « La faute inexcusable et le déficit fonctionnel permanent, avec le Prof. M. Keim-Bagot ».

[14] Vidéo Youtube précitée.