Télétravail et titres-restaurant 2 : pour les juges parisiens, c’est "ticket svp !"

Publié le 07/04/2021

Les télétravailleurs ont-ils droit aux tickets-restaurant lorsque les travailleurs sur site en bénéficient ? C’est autour de cette petite question, dont la réponse aurait pu paraître simple, que les tribunaux s’affrontent ce mois-ci, par décisions judiciaires interposées.

Après une réponse négative du tribunal de Nanterre le 10 mars, voici que le tribunal judiciaire de Paris (1) a apporté une solution diamétralement opposée, et surtout bien plus favorable aux salariés et à leurs représentants. Tribunal judiciaire de Paris, 30.03.21, 20/09805.

Faits, procédure, prétentions

Une société attribue des tickets-restaurant à ses salariés.

En avril 2020, à la suite du placement d’une partie des salariés en télétravail du fait de la crise sanitaire, celle-ci leur envoie un courriel pour les informer que dorénavant elle réservera le bénéfice des titres-restaurant aux salariés travaillant sur site, à l’exclusion de ceux placés en télétravail.

Consulté sur la mise en place du télétravail pour circonstances exceptionnelles, le CSE a exprimé son désaccord avec cette décision de ne plus attribuer de titres-restaurant aux télétravailleurs. Puis, la direction persistant dans sa décision, il a décidé de saisir le tribunal judiciaire. Un syndicat est également venu se joindre à la procédure.

Pour les représentants des salariés, l’employeur ne pouvait refuser d’attribuer des tickets-restaurant aux télétravailleurs dès lors que cet avantage en nature avait été conféré aux salariés sur site. Selon eux en effet, les télétravailleurs sont dans une situation identique aux autres salariés compte tenu de la nécessité de se restaurer pendant leurs horaires de travail.

La société fait quant à elle valoir que le titre-restaurant aurait pour objectif de permettre au salarié de se restaurer lorsque celui-ci ne dispose pas d’un espace pour préparer son repas, ce qui n’est pas le cas du télétravailleur à domicile, disposant de sa cuisine…

Par ailleurs la société prétend que le CSE n’aurait pas intérêt à agir. Selon la société, une telle action ne figure pas parmi les attributions légales du CSE.

Le droit d’agir du CSE

Le tribunal commence par examiner la recevabilité de l’action du CSE. Pour les juges parisiens, il ne fait aucun doute que le CSE a intérêt à agir sur la question de l’attribution des titres-restaurant et ce, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, les attributions générales du CSE prévoient qu’il « a pour mission d’assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans les décisions relatives à (…) l’organisation du travail » et « les conditions d’emploi, de travail » (art. L.2312-8 du Code du travail). Et il est compétent dans le champ de la santé, de la sécurité et des conditions de travail (art. L.2312-9 du Code du travail).

Ensuite, lorsque le télétravail est mis en place par une charte, donc de manière unilatérale, il est consulté (art.L.1222-9 du Code du travail).

Enfin, il peut même être conduit à émettre les titres-restaurant pour l’employeur (art.L.3262-1 du Code du travail).

Bref, pour le tribunal, il ne fait pas de doute que cela entre dans le champ de compétence des représentants du personnel et que le CSE « justifie d’un intérêt personnel à agir », puisque l’attribution de ces tickets « a un impact sur leur santé et leurs conditions de travail ».

Voilà qui est dit !

Restait à trancher la question de fond.

Les télétravailleurs sont-ils dans la même situation que les travailleurs sur site ? Autrement dit, doivent-ils bénéficier des tickets-restaurant dès lors que l’employeur en octroie aux salariés sur site ?

Le droit à l’égalité de traitement des télétravailleurs

Pour répondre à cette question, le tribunal commence par rappeler qu’à la suite de l’ANI de 2005, il a été inscrit dans le Code du travail que « Le télétravailleur a les mêmes droits que le salarié qui exécute son travail dans les locaux de l’entreprise » (art. L.1222-9, III, du Code du travail).

L’article 4 de l’ANI de 2005 prévoit quant à lui que « Les télétravailleurs bénéficient des mêmes droits et avantages légaux et conventionnels que ceux applicables aux salariés en situation comparable travaillant dans les locaux de l’entreprise ».

Pour les juges, il incombe donc à l’employeur de montrer que cette différence entre télétravailleurs et salariés sur site est fondée « sur des raisons objectives et matériellement vérifiables en rapport avec l’objet des titres-restaurant ».

L'équivalence des situations des salariés en télétravail et des salariés sur site

Or, pour le tribunal, trois arguments conduisent à réfuter la différence de situation et à octroyer des titres-restaurants à tous.

Contrairement à ce qu’avançait la société (selon laquelle le choix d’un autre lieu que son domicile pour exercer le télétravail est un choix résultant de « convenances personnelles »), le tribunal en revient à la définition même du télétravail qui recouvre « toute forme d’organisation du travail effectué par le salarié hors des locaux de l’employeur (…) ». Selon lui le télétravail n’implique donc ni « de se trouver à son domicile ni de disposer d’un espace personnel pour préparer son repas ».

Il relève également que l’objet du titre-restaurant « est de permettre au salarié de se restaurer lorsqu’il accomplit son horaire de travail journalier comprenant un repas, mais non sous condition qu’il ne dispose pas d’un espace personnel pour préparer celui-ci ».

Par ailleurs, le tribunal se réfère également aux conditions d’utilisation des tickets-restaurant, qu’il estime « tout à fait compatibles avec l’exécution des fonctions en télétravail ». 

Les Titres restaurant peuvent être utilisés auprès de restaurateurs, d’hôteliers restaurateurs ou de détaillants de fruits et légumes (art.L.3262-3 du Code du travail).

Pour finir, il conclut que « les télétravailleurs se trouvent dans une situation équivalente à celle des salariés sur site » !

A ce stade, la décision et la motivation des juges du fond apparaissent d’ores et déjà scellées. Et pourtant, le tribunal en ajoute une petite couche en se référant à des textes dont la normativité suscite de longs débats !

Et le « droit mou » dans tout ça ?

Comme le tribunal de Nanterre, les juges parisiens évoquent l’absence de dispositions concernant les tickets-restaurants dans l’ANI du 26 novembre 2020, sans que l’on sache véritablement quelle aurait été la valeur normative qu’ils auraient attribuée à ce texte, s’il avait prévu quelque chose en la matière… En effet, les signataires patronaux ont clamé haut et fort leur volonté de ne donner ni valeur normative, ni valeur prescriptive à cet accord.

Pourtant, le fait qu’il soit régulièrement évoqué par les juges peut laisser penser que ceux-ci lui auraient au moins donné valeur interprétative, s’il avait traité du sujet !

Et last but not least, les juges se réfèrent également au "questions-réponses du ministère", qui prévoit que les télétravailleurs doivent percevoir des titres-restaurants dès lors que les salariés sur site en reçoivent et que leurs conditions de travail sont équivalentes. Il ne fait pas de doute ici que ce prototype de droit mou, s’il n’a sans doute pas joué un rôle déterminant tant les arguments de droit dur suffisaient à asseoir la motivation des juges, apporte sa pierre en tant que principe interprétatif.