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Recevabilité des preuves : un bouleversement jurisprudentiel

Publié le 17/01/2024

« Ne pas pouvoir prouver son droit équivaut à ne pas avoir de droit ». Cet adage met en lumière l’importance fondamentale de la preuve pour faire valoir ses droits en justice. Mais dans le procès civil, il faut ajouter que tous les coups ne sont pas permis ! Jusqu’à l’arrêt de l’Assemblée plénière de la Cour de cassation rendue en décembre dernier, il fallait distinguer la recevabilité de la preuve illicite, permise sous conditions strictes, de la recevabilité d’une preuve obtenue de manière déloyale, toujours interdite. Qu’en est-il maintenant à la suite de l’évolution de la jurisprudence ?  Cass.ass.plen. 22.12.23, n°20-20648.

La question de la recevabilité de la preuve, domaine qui peut sembler très technique et rebutant, a des incidences importantes sur les comportements individuels et les stratégies judiciaires. Cette question est en effet indissociable des règles de fond dont le demandeur doit prouver le non-respect. Ce sont précisément les règles de recevabilité qui vont délimiter la frontière entre la réalité du justiciable -ce qui s’est réellement passé pour lui-  et la réalité judiciaire, autrement dit celle au prisme des seules preuves que le juge a la capacité de retenir pour trancher un litige. L’arrêt de la Cour de cassation permet d’illustrer concrètement ce point.

Les faits et la procédure

Un responsable commercial est licencié pour faute grave après un entretien informel au cours duquel il a indiqué à la direction qu’il refusait d’appliquer une directive à savoir fournir le bilan de son activité commerciale.

Le salarié a contesté son licenciement en justice. En défense, l’employeur a produit un enregistrement de l’entretien justifiant selon lui une mise à pied et un licenciement pour faute grave. L’enregistrement ayant été effectué à l’insu du salarié, la Cour d’appel a déclaré irrecevable cet élément de preuve obtenu de manière clandestine. Ainsi, pour les juges d’appel, l’entretien informel n’a jamais eu lieu, les propos n’ont jamais été prononcés, ce qui a pour effet de rendre le licenciement sans cause réelle et sérieuse. Il s’agit là de l’application d’une jurisprudence constante de la Cour de cassation.

L’employeur forme alors un pourvoi en cassation estimant que la Cour d’appel a violé les règles du droit au procès équitable prévues par les articles 9 du code de procédure civile et 6§1 de la CESDH.

Le principe de liberté de la preuve et le droit à la preuve

En matière prud’homale la preuve est dite libre. Cela signifie que le justiciable dispose d’une grande marge de manœuvre afin d’établir le bien fondé de sa prétention ou rejeter la prétention adverse. Cette liberté de la preuve n’est pas sans limite, celle-ci doit en principe être licite et loyale. En droit du travail, même si la différence n’est pas toujours évidente à faire, nous pouvons retenir de manière assez basique qu’une preuve est considérée comme illicite principalement lorsqu’elle va porter atteinte à la vie privée du salarié même si elle a pu être obtenue loyalement. A l’inverse, la nécessité de loyauté va permettre d’écarter une preuve non illicite mais obtenu par des manœuvres ou des stratagèmes…

Voilà pour le principe. Mais sous différentes influences, en particulier celle du droit du Conseil de l’Europe, la Cour de cassation a fait évoluer en 2011 sa jurisprudence et admet la recevabilité d’une preuve illicite « lorsque cette preuve est indispensable au succès de la prétention de celui qui s’en prévaut et que l’atteinte portée aux droits antinomiques en présence est strictement proportionnée au but poursuivi. » (1). Il s’agit là d’une évolution vers un droit à la preuve pour ne pas priver une partie de tout moyen de rapporter la preuve de ses droits.

Le revirement de jurisprudence : illicéité et déloyauté au même régime !

La Cour de cassation, au visa de l’art 6 § 1 de la CESDH et de l’article 9 du Code de procédure civile, casse l’arrêt d’appel estimant que les juges du fond ne pouvaient pas écarter d’emblée la preuve obtenue de manière déloyale sans effectuer au préalable un contrôle de proportionnalité.

Pour en arriver à cette solution, et après avoir rappelé que la justice doit être rendue loyalement sur la base de preuves qui ne portent pas atteinte à la dignité et la crédibilité du justiciable, la Cour de cassation estime que sa jurisprudence « peut conduire à priver une partie de tout moyen de faire la preuve de ses droits ». Sur le fondement du droit à la preuve au sens de la CESDH, et des règles en matière pénale(2), et la position d’une partie de la doctrine, elle retient que : « désormais, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats ».

La Cour de cassation vient dès lors appliquer un régime unique en présence d’une preuve illicite ou déloyale. Dans les deux cas, le juge devra apprécier « si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antionomiques en présence ». Le droit à la preuve peut justifier une atteinte à d’autres droits à la  double condition : 

  • d'être indispensable pour faire valoir ses droits ;
  • que l'atteinte aux autres droits est strictement proportionnée au but poursuivi.

Un revirement favorable aux entreprises ou aux salariés ?

Il est évidemment très difficile de répondre de manière catégorique à cette question. Nous reviendrons en détail sur l’analyse de cette évolution dans les colonnes du prochain numéro d’Action juridique pour dégager quelques pistes au regard des nombreux articles de doctrine et de praticiens sur le sujet.

On peut dès à présent observer que la Cour de cassation a fait évoluer sa jurisprudence, à la suite d’une action d’un employeur pour justifier un licenciement, en fixant une limite au pouvoir souverain des juges du fond, à savoir la nécessité que la preuve en cause soit indispensable à la manifestation de la vérité. Cela pourrait laisser penser que les salariés pourront passer ce filtre plus facilement. Car dans le cas d’espèce, il est difficilement compréhensible que l’employeur soit obligé de se fonder sur l’enregistrement clandestin pour l’exercice de son droit à la preuve alors que l’insubordination du salarié pouvait nécessairement être prouvée autrement, au moment où le salarié ne fournit pas le bilan relevant de ses attributions.

Affaire à suivre attentivement donc, car au-delà des règles de preuves on peut effectivement redouter un effet sur les comportements au sein de la communauté de travail et rejoindre l’adresse aux magistrats d’Antoine Lyon-Caen au cours de sa plaidoirie : « On devine que si vous reculiez, c’est la liberté d’expression qui serait atteinte ».     

 

 

(1)  Cass.com.15.05.07, n° 06-10.606.

(2) Le juge répressif ne peut écarter un moyen de preuve au seul motif qu’il a été obtenu de façon illicite ou déloyale.

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